La dominance chez les chiens domestiques – concept utile ou mauvaise habitude ?
(Note du Traducteur) Vous connaissez très certainement la problématique qui enfle depuis quelques années autour du concept de dominance, entraînant excès de verve et de voix. Pour les petits nouveaux et pour ceux qui dormaient au fond de la classe voilà résumé assez brièvement le souci :
Au vu de la proximité entre chiens et loups (qui sont de la même espèce au sens strict), et étant donné que la littérature lupine a longtemps été plus fournie que la littérature canine, l’idée est née que meute de chien = meute de loup = meute humain/chien. Les meutes de loups ayant une hiérarchie stricte entre elles, il faudrait en établir une similaire avec nos chiens. Mais depuis la fin des années 1990, un courant de pensée issu des limbes du monde des comportementalistes et des éducateurs canins remet en question le dogme multi décennal : le chien est très différent du loup, il n’y a pas de hiérarchie possible entre homme et chien.
Ô toi esprit sacrilège qui lit ces lignes d’un oeil torve en te disant « Mais qu’est-ce qu’on s’en fout ? », sache que selon la validité de l’une ou de l’autre de ces théories, la vie que nous partageons avec nos compagnons à 4 pattes n’est pas du tout la même.
Peut-on laisser notre chien dormir avec nous ? Partager le canapé ? Le faire manger a table ? Apporter un nouveau chien adulte dans une meute sans prendre trois tonnes de précautions ?
Ces questions et de nombreuses autres trouveront des réponses lorsque nous saurons définitivement si oui ou non nos chiens ont besoin de hiérarchie, si celle-ci doit s’imposer de la même façon qu’entre les loups et si elle se base sur les mêmes facteurs.
Cet article est, à mon sens, partisan d’une des deux hypothèses. Sa lecture peut donc laisser penser que ça y est, la question est bouclée, on peut se laisser aller tête baissée. Mais même si ce document apporte des pistes de réflexions intéressantes et quelques éléments de réponses, la question est toujours ouverte et elle le restera je pense encore un peu de temps.
Introduction :
Les auteurs commencent par rappeler que le terme de « dominance » est utilisé à toutes les sauces que ce soit pour catégoriser ou expliquer le comportement des chiens domestiques. Ils rappellent que l’hypothèse selon laquelle les chiens sont très motivés par l’établissement de relations hiérarchique est très répandue et qu’elle est désormais critiquée, notamment dans la gestion de l’agression envers les congénères ou les humains.
Les auteurs veulent insister sur 3 points : a) l’usage inapproprié du mot « dominance » pour caractériser un chien en tant qu’individu (le sempiternel « mon chien est dominant ») b) l’utilisation de modèles définissant l’organisation sociale des loups, dépassés de longue date, pour expliquer le comportement canin c) l’utilisation de la « dominance » comme caractéristique pour déterminer aussi bien les relations entre chiens qu’entre chiens et maîtres.
L’utilisation inappropriée du mot « dominance » pour ladescription d’un seul individu :
Dans cette partie, les auteurs critiquent l’utilisation du terme « dominant », même dans de la littérature vétérinaire, comme trait de caractère d’un chien seul. Ils nous présentent à titre d’exemple des phrases que l’on peut aussi croiser dans la littérature française : « le chien dominant sait ce qu’il veut et se débrouille pour l’avoir de toutes les façons possibles » (Kovary, 1999), il faut pratiquer le « roulé alpha » pour « soumettre » le chien et « lui montrer qui est le boss » (Monks of New Skete, 1978).
Les auteurs insistent donc sur le fait qu’en éthologie (la science du comportement), la « dominance » se réduit à décrire une relation entre individus et non des individus (Langbein & Puppe, 2004).
Définition de la dominance (Drews, 1993) : caractéristiques du pattern (ndt : comprendre ici schéma comportemental) des interactions agonistiques répétées entre deux individus, où l’issue est constamment en faveur du même individu et où l’opposant adopte une réponse de capitulation plutôt que de favoriser l’escalade (ndt : de l’agression). Le statut du gagnant invariable est alors dit dominant et le statut du perdant, subordonné.
La dominance est donc utilisée pour décrire les relations entre deux individus. Mais dans le cas ou les individus vivent dans un groupe de plus de deux individus, ces relations de dominance/subordination peuvent (ou non) se combiner pour créer une hiérarchie. On peut ensuite attribuer un « rang de dominance » au sein de ce groupe mais un individu avec un rang élevé dans ce groupe pourra avoir un rang inférieur si placé dans un autre groupe.
Les auteurs citent en exemple l’hypothèse du « né Alpha » chez le loup qui a été testée et rejetée. Un loup ne naît pas « alpha », s’il se retrouve un jour à la tête d’une meute, cela est dû à des changements dans son tempérament selon des variations physiologiques et dans certaines circonstances sociales (Fentress et al., 1987).
L’utilisation de la « dominance » dans la description de la qualité d’une relation :
Les auteurs rappellent qu’en éthologie, le terme dominance a pu être utilisé dans au moins 4 contextes : a) dans un sens fonctionnel, où les individus sont dominants s’ils ont un accès prioritaire aux ressources clés (nourriture, reproduction), b) afin de décrire les résultats d’interactions répétées entre plusieurs individus, c) afin d’établir un « ordre » où un individu subordonné inhibe ses comportements agonistiques par peur d’individus despotiques (dominants), d) et afin d’expliquer des absences d’agression, la majorité des conflits étant résolus par l’adoption de displays (ndt : comportements ritualisés) et où un individu se soumet constamment à un l’autre plutôt que par des combats (Drews, 1993).
Est ensuite rappelé qu’une relation de dominance dépend de la fréquence des interactions entre les individus et de la durée de celles-ci. Dans certains cas cette relation est temporaire, ne se présentant que pour l’accès à des ressources particulières. Dans des groupes sociaux permanents les relations de dominance peuvent tout aussi bien varier suivant les circonstances que rester les mêmes dans tous les contextes. Selon cette dernière hypothèse d’ailleurs, on suppose que les individus en cause sont en compétition pour le rang le plus haut et qu’une fois acquis, celui-ci donne le droit d’accès à toutes les ressources.
Les auteurs répètent ensuite que la dominance doit être utilisée pour les interactions entre deux individus et que, si plus d’animaux sont concernés, on peut éventuellement voir apparaître une hiérarchie. Ils nous présentent ensuite quelques exemples :
Hiérarchie transitoire : Alpha > Beta > Gama > Omega (ndt : que l’on retrouve chez les poules)
Hiérarchie non transitoire (en triangle) : A > B ; B>C ; C>A (ndt : que l’on retrouve chez les vaches)
Structure au sein d’une meute de loups en captivité :
Male reproducteur
! \
! Femelle reproductrice
Male subordonné !
! Femelle subordonnée
Male sub-adulte !
! Femelle sub-adulte
Louveteau male !
Louveteau femelle
La question est ensuite posée de savoir si les hiérarchies sont perçues par les animaux ou si elles sont surtout utiles aux scientifiques observateurs qui essayent de construire leurs modèles.
Les auteurs nous indiquent donc que dans la plupart des espèces vertébrées sociales et notamment les chiens, sont capables d’inférer les relations entre individus tiers (Rooney & Bradshaw, 2006) (traduction : par l’observation, les chiens sont capables de deviner quelles sont les relations de dominance/subordination régissant les interactions entre plusieurs individus).
Le loup :
Les auteurs répètent que, le chien descendant du loup, il est souvent argumenté que la formation de groupes sociaux chez le chien est similaire à celle du loup (Feddersen-Petersen, 2007; Lindsay, 2000; Sherman et al., 1996) y compris dans leur relation avec d’autres espèces présentes dans le groupe social (humain surtout). Les auteurs signalent ensuite que cette théorie de la « meute de loups » et surtout de ses applications est désormais mise a mal, principalement par le fait que la littérature sur laquelle elle est basée est obsolète.
En effet, la structure la plus populaire est la hiérarchie transitoire. Cependant, les meutes de loups en captivité sont (comme nous l’avons vu précédemment) basées sur le sexe et l’âge. Enfin, le suivi de meutes de loups sauvages sur de longues périodes (Mech, 1999) a illustré que celles-ci étaient constituées des parents, couple reproducteur au sommet de la hiérarchie, suivis de leurs enfants de moins de 3 ans (qui, au plus tard à cet âge, quittent la meute pour former la leur), suivis des jeunes de l’année précédente puis des louveteaux de l’année en cours. Cette hiérarchie est également basée sur le sexe et les interactions peuvent être complexes (cf. fig 1.d sur le .pdf joint). Dans ces meutes sauvages, la compétition pour la dominance est rare, tout comme les agressions. Le terme de signaux de soumission est même parfois remplacé par signaux d’apaisement car ils sont spontanés de la part des jeunes envers leurs parents et non pas provoqués par une agression.
Les auteurs concluent ce paragraphe en signalant que les comportements agonistiques souvent observés en captivité et sur lesquels ont été basées les études sur la hiérarchie sur le loup dans les années 70 peuvent être le résultat des conditions environnementales (captivité, individus non familiers, pas de possibilité de disperser (partir fonder une autre meute)).
King (2004) en a déduit que faire une analogie entre les meutes de loups captifs et les chiens domestiques vivant a la maison était la plus simple pour expliquer les problèmes d’agression entre ces chiens. Cependant, une étude de Lockwood (1979) n’a pas trouvé de corrélations entre hiérarchie et agression ce qui invaliderait l’hypothèse de King. Toutefois, il faut mentionner que dans l’expérience de Lockwood, il est possible que la meute observée se soit scindée en 2 sous-meutes et la grande quantité d’agressions non reliées à des relations de dominance/subordination pourraient s’expliquer par des luttes territoriales.
Les chiens sauvages :
Beaucoup de scientifiques se sont posés la question des effets de la domestication sur le comportement social du chien, des études ont prouvées que celui-ci à changé (Hare & Tomasello, 2005; Miklosi, 2007).
Ce paragraphe s’intéresse donc au fonctionnement des groupes de chiens retournés à l’état sauvage.
Les auteurs signalent 5 études réalisées entre 1975 et 1995 déjà reprises par van Kerkhove (van Kerkhove, 2004). Etudes ayant mené à la conclusion que la structure des meutes de chiens sauvage était assez lâche, qu’il n’y avait pas de coopération entre les individus, notamment dans l’élevage des jeunes ou l’obtention de nourriture. Cependant ceci pourrait avoir pour origine les régulières interférences dues à l’homme (chasse, empoisonnements etc.) plutôt qu’à une perte de capacité.
En revanche, un suivi fait par l’équipe de Pal (Pal, 2003; Pal, 2005; Pal et al., 1998; Pal et al., 1999) pendant plusieurs années et sur des centaines d’individus a permit de détecter des groupes sociaux cohérents. Ces groupes étaient composés d’individus apparentés, ayant un territoire et étant hostiles aux autres communautés voisines. Comportement social par le fait analogue à celui des meutes de loups sauvage avec quelques variations (faible suppression de la reproduction chez les femelles subordonnées par exemple mais pouvant s’expliquer par le fait que la nourriture n’est pas un facteur limitant). Les individus de ces meutes peuvent coopérer pour récupérer de la nourriture et élever les jeunes.
Enfin les comportements ritualisés de dominance/subordinations ont été bien moindre chez les chiens observés par Pal et ses collègues que chez les meutes de loups mais ont tout de même permis d’établir une hiérarchie stable dans 2 études.
Les auteurs indiquent l’invalidité du « modèle loup » pour expliquer le fonctionnement de ces meutes de chiens car même si une forte territorialité existe (2 fois plus d’agression entre membres de groupes différents qu’entre membres du même groupe), les chiens font preuve entre meutes différentes de beaucoup plus de comportements de soumission que ne le feraient des meutes de loup.
Les auteurs en concluent que même si les chiens sont laissés libres d’interagir comme ils le veulent, ils ne reforment pas des groupes similaires à une meute de loups en liberté.
Comportement social des chiens stérilisés :
Les auteurs ont relevé dans les études de Pal et son équipe que dans les meutes sauvages, les comportements agonistiques étaient souvent causés par des luttes pour l’accès à un territoire ou à un partenaire sexuel. Les chiens de compagnie étant souvent stérilisés, les auteurs ont voulu vérifier la présence ou absence de hiérarchie au sein d’une meute de 19 chiens mâles adultes stérilisés vivant en captivité dans un enclos de 0,28ha (Bradshaw et al., données non publiées).
Aucune hiérarchie n’a pu clairement être mise en évidence, certains chiens interagissaient beaucoup, d’autres moins, certains faisaient plus preuve de comportements agonistiques, d’autres de soumission.
Cependant les auteurs ont pu former 3 sous-groupes de chiens : a) les ermites (3) : n’interagissaient que très rarement avec les autres, b) les outsiders (7+1) : qui interagissaient un peu plus avec d’autres chiens mais sans claire relation de dominance /subordination sauf un individu revenant parfois agresser un autre, c) les insiders ( , agissant de façon dominante sur 2 à 5 des outsiders et interagissant beaucoup entre eux. Ils ont eu entre eux des relations de dominance/subordination mais les auteurs n’ont pas pu révéler une constance dans ces résultats.
Une approche alternative à l’interprétation des interactions sociales entre chiens :
Ne trouvant pas de hiérarchie de dominance chez le chien, les auteurs veulent expliquer les relations d’agression entre chiens domestiques par le modèle du RHP. RHP pour Ressource Holding Potential ou potentiel à s’approprier les ressources (Parker, 1974).
Ce modèle RHP se passe d’interactions de longue date entre les individus (base de la dominance) et prédit simplement l’issue d’une bataille entre deux animaux selon la valeur subjective de la ressource pour chacun (ndt : Plus on perçoit que cette ressource vaut cher, plus on va la défendre, cette estimation de valeur varie entre les individus selon leur expérience avec la ressource concernée. C’est celui qui considère le plus la ressource comme sienne qui va le plus s’investir dans sa protection et qui remportera certainement le conflit).
Cependant ce modèle du RHP peut prédire l’apparition d’une hiérarchie suivant l’histoire des rencontres entre les animaux. Ceci peut expliquer pourquoi lorsqu’on sépare puis reforme des groupes après un certain temps, la hiérarchie de dominance peut changer du tout au tout. Les valeurs subjectives des ressources ont pu changer, l’état physiologique des individus aussi, ils ont pu avoir d’autres interactions avec des conspécifiques qui leur auront donné un tempérament plus fort etc…
Cependant, si le RHP reste faible (peu de motivation à prendre les ressources), ce modèle prédit qu’il y aura des relations de dominance/subordination entre individus (par groupe de 2) mais que cela ne donnera pas nécessairement l’établissement d’une hiérarchie générale (van Doorn et al., 2003).
Utilité du concept de dominance dans l’interprétation des interactions entre chiens domestiques :
Les agressions entre chiens de famille sont souvent interprétées en termes de dominance et d’existence d’une hiérarchie entre les chiens du domicile et certains auteurs pensent que la capacité à former des hiérarchies dépend des races (Feddersen-Petersen, 2007; Mertens, 2004).
Les auteurs pensent que outre le model RHP, les interactions sociales chez les chiens peuvent simplement résulter du contexte et des expériences précédentes. Les relations étant alors simplement issues d’apprentissages associatifs (ndt : type Pavlovien ou Skinerien).
Les auteurs citent un exemple : quand deux chiens se rencontrent pour la première fois, ils n’ont aucune possibilité de savoir la réaction l’un de l’autre dans quelque contexte que ce soit. Après plusieurs réponses répétées, ils apprennent à reconnaître des indices spécifiques pouvant prédire une réponse positive ou négative de la part de l’autre individu, graduellement, ils vont apprendre comment l’autre chien répondra dans une grande variété de contextes.
Les auteurs indiquent que leur théorie permettrait d’expliquer pourquoi on aurait l’impression d’une hiérarchie entre individus d’un groupe stable, et que celle-ci ne soit pas visible dans des groupes changeant souvent de configuration.
Dans les groupes stables, ceci permet également d’expliquer la stabilité et le maintien de la « relation de dominance » entre les plus vieux et les plus jeunes. Il n’y a pas de raisons pour un changement avant qu’une variation environnementale ou dans la relation au sein d’une dyade ne change.
Pour les auteurs donc, le terme de « dominance » est inadapté aux relations entre chiens. La simple conscience, de la part des cliniciens du comportement canin, de la valeur des apprentissages associatifs suffirait à appréhender la complexité des systèmes sociaux chez les chiens domestiques.
Interactions entre chiens et humains :
Les auteurs pensent que tout comme pour les interactions entre chiens, le terme de relation de dominance ne correspond pas aux agressions sur l’homme.
Ils expliquent par exemple qu’un chien ayant eu une première punition de la part de son maître va associer un certain état de son maître à l’arrivée d’une punition et provoquer l’expression de comportements d’apaisement. Si ceux-ci ne sont pas respectés, il se peut que le chien morde pour se défendre et là, la plupart du temps l’agression s’arrête.
Dans ce cas, le chien n’est donc pas dominant par rapport à son maître, il s’agit d’un comportement de défense qui, une fois renforcé, a pu être interprété comme issu d’une volonté d’acquérir un statut de dominance.
Conclusion :
Les auteurs concluent que le terme dominance à été utilisé dans trop de contextes, et souvent mal utilisé car basé sur des modèles loups mal compris et datant de plus de 30 ans. De plus, de précédentes observations (Lockwood, 1979; Pal, 2003; Pal, 2005; Pal et al., 1998; Pal et al., 1999) et leur expérience personnelle (Bradshaw et al., données non publiées) montrent que : même si laissés libre de gérer leur relation comme ils veulent ils n’adoptent pas un comportement social de type loup entre eux.
Ils considèrent que la stérilisation rompt la socialité au point qu’aucune hiérarchie ne soit discernable (voir la description de Bradshaw et al., données non publiées). Ceci rendrait, selon eux, questionnable la possibilité que la théorie d’une relation de dominance soit à l’origine des agressions entre chien. Ceci étant encore plus improbable entre chiens et humains compte tenu de la difficulté de la communication interspécifique.
Ils en déduisent donc que plutôt que de partir sur d’hasardeuses traces de dominance, mieux vaut se baser sur des principes plus simples d’apprentissage associatif et sur la valeur subjective qu’un individu peut attribuer à une ressource.